
IA – Vers une golfe-du-mexicanisation ?
Dans « Artificial Intelligence » il y a le mot « Intelligence ». Compris dans son acception anglaise, il est associé à la notion d’espionnage, de renseignements, de services secrets. Cela n’est peut-être pas un hasard quand on regarde l’actualité des « IA génératives » (comme ChatGPT, DeepSeek, Grok…).
Dès la sortie de DeepSeek, les yeux de tout l' »Occident » se sont tournés vers la Chine. La Corée du Sud en empêche l’accès dans le pays. La France se pose la question. Microsoft enquête. Et Le Ministère Chinois des Affaires Étrangères en réponse « invite à ne pas politiser les questions commerciales et technologiques ». Comme si les affaires commerciales et technologiques n’étaient pas intrinsèquement et fondamentalement politiques… Comme si le fait pour DeepSeek de répondre poliment en somme « Je suis ici pour fournir une information utile et opérationnelle. Pour les questions historiques, je recommande de consulter des sources fiables et faisant autorité. » à une question sur les événements de la Place Tiananmen (manifestations pro-démocratie au printemps 1989, réprimées dans le sang par le pouvoir Chinois) n’était pas politique. Bon, pour DeepSeek, on voit bien le cadre, parfaitement aligné avec celui du parti unique Chinois.
Pour les personnes qui ont suivi les élections Étatsuniennes, la création du DOGE (département de l’efficience gouvernementale), les délires de grandeur et de puissance de Trump et Musk, leurs intentions clairement colonisatrices et patriarchales … Pouvons-nous projeter sur Grok (IA développé sous la direction de Musk, utilisée pour sonder les sites web états-uniens à la recherche de mots « wokes » interdits par l’administration) les mêmes travers que ceux constatés pour DeepSeek ? Quand on voit l’alignement politique des dirigeants les plus puissants et riches de la « Tech » aux USA sur les idées réactionnaires de Trump/Musk, que penser de OpenAI (ChatGPT) ou autres ?
Pour nous la réponse tient a minima dans le titre : Artificial Intelligence, que nous traduisons alors par « Renseignement Automatisé ».
Dans la pratique
Mais partons maintenant sur le terrain. Prenons une école d’ingénieur. Quand un TD à rendre (non surveillé) produit des copies presque identiques pour chaque étudiant⋅e, ou a minima contenant les mêmes tournures et les mêmes blocs, qu’en penser ? Deux options : les étudiant⋅es se copient entre elleux OU iels utilisent des sources d’information homogènes. La première semble plutôt souhaitable, tant qu’elle est mesurée et utile dans un processus d’apprentissage. La seconde cependant, pose des questions abyssales quand chaque étudiant⋅e produit la même inexactitude, qui pourtant a été vue en cours. Dès lors que la production d’un⋅e étudiant⋅e n’est plus une œuvre de l’esprit, mais un copier-coller issu d’une technologie… Que produisons-nous ?
L’une des premières mesures de Trump à son accession au pouvoir a été de s’approprier les cartes, action tout à fait napoléonienne. Pour tout bon conquérant et patriarche, les cartes précèdent toujours l’action de terrain. On se représente ce que l’on veut gagner avant de l’arracher, par la force si nécessaire. C’est ainsi que le golfe connu mondialement sous le nom de « Golfe du Mexique » est devenu « Golfe d’Amérique » du jour au lendemain pour les Étatsuniens. Et gare aux résistances.
Et si l’on demande à ChatGPT de nous donner le nom du golfe situé en mer des Caraïbes, selon si on se trouve aux USA ou en France, si on le demande en anglais ou en français, les résultats ne seront pas les mêmes. La version US parle d’un changement de nom récent pour « Golfe d’Amérique », qui fait encore l’objet d’une controverse et qui n’est pas reconnu par tous les États. La version française parle d’un changement récent aux USA qui n’a pas d’impact au niveau international où son nom est « Golfe du Mexique ».
Jusqu’ici et ce depuis une vingtaine d’années, nous, les humains, avions externalisé une partie de notre mémoire sur nos supports numériques, sur Wikipedia ou sur Google. Maintenant, nous tendons vers un externalisation de nos raisonnements, de nos productions, en nous reposant sur l’IA Générative. Il s’agit-là d’un effet cliquet de plus, auquel il serait judicieux de réfléchir avant de perdre les pédales. Et qu’importe où est motorisé le vélo, en Asie, aux USA ou en Europe, les risques et les dérives seront les mêmes car embarquées au cœur de la technologie et des usages.
La suite ?
L’IA générative peut être « conversationnelle » sur les fondements des LLM, « modèles de langage étendus ». Ces LLM sont produits par un apprentissage de l’ensemble des documents produits par l’humanité, et en particulier sur Internet. Nous, les humains, déléguons déjà une partie de nos productions à des IA génératives. Et cela risque de s’amplifier à l’avenir (articles de presse, rendus de mémoire, thèses, exercices, opinions, etc.). il arrivera un temps pas si lointain où celles-ci se nourriront de leurs propres productions, dans un cercle vicieux, un abysse d’énergie garantissant le pouvoir aux seuls détenteurs du capital nécessaire pour la fournir. Cette situation prolongera, en l’accentuant encore, le conflit de classe déjà à l’œuvre, confinant à un pur et simple accaparement de fait des ultra-riches (capables de se payer des centrales nucléaires accolées à leurs data-centres, que ce soit aux USA, en Chine ou en Europe) sur un moyen de production dont le sevrage ne sera que plus difficile chemin faisant.
Alors qu’on entend la droite extrême parler de « Mexicanisation » de la France à propos des trafics de drogue, il semblerait qu’un autre danger plane au-dessus de nos espaces intimes, de nos espaces collectifs, de nos espaces politiques, sûrement plus grand encore car chapeautant tout le reste. C’est bien à notre Golfe-du-Mexicanisation que nous assistons, par le kidnapping potentiellement consenti de notre langage commun, piloté par des puissances économiques et énergétiques sans pareil à l’échelle de notre histoire.
Si on veut éviter que notre robot conversationnel se mette à flirter sur une application de rencontres avec un autre robot conversationnel et que nous finissions agars à swiper des vidéos sur Tik-Tok pour entraîner une intelligence artificielle publicitaire, le tout sous perfusion de l’énergie de quelques barres d’uranium… Il est temps de penser de manière moins manichéenne et plus imagée à savoir si on veut quitter ou non un monde qui s’éclaire à la bougie.
Si on veut éviter que notre monde ne se déshumanise radicalement, il est encore temps d’éviter le piratage nos libertés collectives, et de refuser aux IA, quelles qu’en soient les origines, la place que les humains les plus fortunés veulent nous imposer. Nous ne consentons pas à leur monde artificiel.
Il s’agit d’un monde oligarchique, destructeur de nos capacités à vivre, à vivre ensemble, qui se dessine sous ces coups de crayons artificiels génératifs, des Executive Orders étatsuniens à nos requêtes en ligne.
